par Éric Urmes, éducateur comportementaliste canin – Planète WOOF
Introduction
Beaucoup de dogparents affirment, souvent avec un mélange de tendresse et d’amusement : « Mon chien est jaloux quand je caresse un autre chien ». Mais derrière cette impression intuitive se cache une question de fond : la jalousie existe-t-elle réellement chez le chien ? Et si oui, comment fonctionne-t-elle, comment se manifeste-t-elle, et que peut-on faire pour l’accompagner au quotidien ?
Cet article explore ce que la recherche éthologique nous apprend sur ce sujet. On y découvre les preuves scientifiques disponibles, les limites actuelles, les comportements observables, et quelques pistes concrètes pour mieux comprendre nos compagnons. L’objectif est de donner une vision nuancée et accessible, sans sacrifier la rigueur scientifique.
Comprendre ce qu’on appelle « jalousie »
Avant de parler des chiens, il faut clarifier ce que l’on entend par jalousie. Ce mot recouvre plusieurs réalités émotionnelles et comportementales différentes.
Chez l’humain, la jalousie est souvent décrite comme une émotion sociale qui implique trois éléments : un individu jaloux, un lien ou une relation importante, et un rival perçu comme une menace. Elle s’accompagne d’un sentiment de compétition, d’insécurité ou de peur de perdre une ressource affective.
Il est essentiel de distinguer la jalousie de l’envie. L’envie consiste à désirer ce que possède un autre, tandis que la jalousie suppose la crainte de perdre quelque chose ou quelqu’un. C’est une émotion dite « tri-partite » (moi, ma relation, le rival).
Pour qu’un animal manifeste une forme de jalousie comparable à celle de l’humain, il faudrait qu’il soit capable de reconnaître un lien social privilégié, de percevoir qu’un rival interagit avec ce lien, et d’en ressentir une menace potentielle. Or, ces capacités cognitives sont complexes. C’est pourquoi les chercheurs distinguent souvent la jalousie humaine de la jalousie primitive, c’est-à-dire une réponse émotionnelle plus simple, mais adaptative, de protection du lien social.
Ce que la science nous dit sur la jalousie canine
La plupart des études sur la jalousie chez le chien sont récentes et encore peu nombreuses. Elles s’inspirent souvent de protocoles utilisés pour étudier les réactions de nourrissons humains.
L’étude fondatrice de Harris & Prouvost (2014)
Cette expérience, publiée dans PLOS ONE, a impliqué 36 chiens observés dans leur environnement domestique. Trois situations étaient proposées :
- Le propriétaire caressait un chien en peluche animé, comme s’il s’agissait d’un vrai chien.
- Le propriétaire faisait le même geste avec un objet non social (par exemple une citrouille décorative).
- Le propriétaire lisait à voix haute, sans interaction sociale.
Les comportements étaient filmés et codés : interpositions, vocalisations, tentatives d’attirer l’attention, etc.
Les résultats montrent que les chiens manifestent davantage de comportements dits « jaloux » lorsque le propriétaire interagit avec le chien en peluche. Environ 42 % d’entre eux ont grogné ou tenté d’interrompre la scène, tandis que 86 % ont reniflé l’arrière du jouet, comme pour vérifier s’il s’agissait bien d’un congénère.
Ces données suggèrent que les chiens réagissent différemment lorsqu’ils perçoivent une interaction menaçante pour leur lien avec l’humain. Toutefois, les auteurs soulignent plusieurs limites : le jouet n’est peut-être pas perçu comme un vrai chien, le protocole reste artificiel, et l’état émotionnel interne du chien ne peut pas être mesuré directement.
Cette étude reste néanmoins une référence, car elle démontre qu’une réaction comportementale de type jalousie peut être observée chez le chien dans certaines conditions.
L’étude de Bastos et al. (2021)
Une équipe de l’Université d’Auckland a approfondi la question en testant la représentation mentale de la jalousie. L’idée était de vérifier si un chien pouvait réagir à une situation de jalousie même lorsqu’il ne la voit pas, simplement parce qu’il imagine ce qui se passe.
Dix-huit chiens ont participé à cette expérience. Leurs réactions ont été comparées selon trois contextes : interaction du propriétaire avec un rival social, interaction avec un objet neutre, et absence d’interaction.
Les résultats montrent que les chiens réagissent plus intensément lorsque le propriétaire semble s’occuper d’un rival, même hors de leur champ de vision. Cela suggère qu’ils pourraient mentalement représenter une situation sociale menaçante. C’est un indice intéressant d’une cognition plus élaborée qu’on ne le pensait, même si l’interprétation reste prudente.
Autres réflexions et critiques
Des études plus récentes explorent la question à travers la neuroimagerie ou l’analyse comportementale, mais elles restent encore exploratoires. Les chercheurs rappellent que d’autres facteurs peuvent expliquer ces comportements : excitation, frustration, recherche d’attention, ou simple compétition pour une ressource perçue comme limitée.
Ainsi, la plupart des spécialistes préfèrent parler de comportements de type jalousie plutôt que de jalousie pleinement démontrée.
Comment la jalousie peut se manifester
Les comportements suivants reviennent souvent dans les études et les observations de terrain :
- s’interposer entre le propriétaire et le rival ;
- pousser le maître ou l’autre individu ;
- vocaliser (gémir, aboyer, couiner) ;
- fixer intensément le rival ou l’humain ;
- rechercher l’attention de manière insistante (se coller, sauter, poser la patte).
Ces comportements apparaissent typiquement dans des situations où le chien perçoit une redistribution d’attention ou une menace sur son lien privilégié.
Quelques exemples concrets : un chien qui se glisse entre son humain et un autre chien que celui-ci caresse ; un animal qui devient agité lorsque son propriétaire prend un enfant dans les bras ; ou encore un chien qui s’interpose lorsque son humain joue à un jeu vidéo ou téléphone longtemps.
Attention toutefois : ces réactions peuvent aussi traduire de la frustration, de l’excitation ou simplement un fort attachement social. Le contexte, la fréquence et l’intensité sont donc essentiels pour interpréter correctement la scène.
Les limites et débats scientifiques
Malgré des résultats fascinants, la science n’a pas encore tranché.
Il faut d’abord rappeler que le corpus d’études reste limité et que les effectifs testés sont faibles. Les conditions expérimentales sont souvent artificielles, ce qui ne reflète pas forcément la vie réelle. Par ailleurs, chaque chien est différent : son tempérament, son histoire et son environnement peuvent influencer sa réaction.
Le principal écueil reste l’anthropomorphisme : attribuer aux chiens les mêmes émotions que les humains sans preuve directe. Il est possible qu’un chien “jaloux” ressente plutôt une frustration liée à la perte d’attention ou à l’incertitude sociale.
Certains chercheurs avancent l’idée d’une jalousie basale, c’est-à-dire une émotion adaptative et primitive destinée à protéger un lien social, sans impliquer toutes les composantes cognitives humaines. Cette conception semble aujourd’hui la plus plausible.
Comment accompagner un chien qui semble jaloux
Même si la science n’a pas encore tout élucidé, certaines attitudes permettent de mieux gérer ces situations au quotidien.
D’abord, observer avec rigueur. Noter les moments où le chien réagit, ce qui les déclenche, et votre propre comportement. Cela aide à repérer les schémas répétitifs sans juger l’animal.
Ensuite, réduire les contextes de compétition. Évitez de multiplier les situations où le chien perçoit une injustice ou un rival direct. Variez les interactions et faites en sorte que l’attention que vous portez à d’autres ne soit pas systématiquement vécue comme une exclusion.
Favorisez les associations positives : quand vous donnez de l’attention à un autre chien ou à une personne, récompensez le vôtre en parallèle (friandise, caresse, mot doux). Cela transforme le moment en expérience bénéfique plutôt qu’en frustration.
Si le comportement est fort ou persistant, on peut mettre en place une désensibilisation progressive. Présentez les situations déclenchantes à faible intensité (par exemple un autre chien à distance), puis augmentez progressivement la difficulté tout en associant ces moments à des renforcements positifs.
Enfin, il est crucial de ne jamais punir le chien pour ses réactions “jalouses”. Cela risquerait d’augmenter son stress et de détériorer la relation. En cas de comportement agressif ou anxieux, il est préférable de consulter un éducateur ou un comportementaliste pour mettre en place un suivi adapté.
Conclusion
Les connaissances actuelles laissent penser que le chien peut manifester des comportements apparentés à la jalousie, en particulier lorsqu’il perçoit une menace sur sa relation privilégiée avec son humain. Les études d’Harris & Prouvost (2014) et de Bastos et al. (2021) constituent des repères solides, même si elles ne prouvent pas que le chien “ressent” la jalousie comme un humain.
En résumé, la jalousie canine semble bien exister sous une forme primitive : un mélange de protection du lien, de frustration et de régulation sociale. L’important, pour le dogparent, est d’observer sans juger, d’accompagner avec bienveillance et de transformer chaque moment de tension en opportunité d’apprentissage partagé.
Éric Urmes
Éducateur comportementaliste canin – Fondateur de Planète WOOF

